« Les trois grandes religions monothéistes » (2e partie). Abbé de Cacqueray

Abbé Régis de Cacqueray, Supérieur du District de France

Suresnes, le 14 sep­tembre 2009

Deuxième partie : « Son contenu philosophique »

Polythéisme ou monothéisme.

L’expression qui retient notre atten­tion a réuni ces trois reli­gions ensemble aux deux motifs prin­ci­paux de leur gran­deur et de leur mono­théisme. En ce qui concerne le second de ces deux motifs, il appa­raît visi­ble­ment comme un gage de leur hono­ra­bi­li­té et de leur sérieux : s’il est mis en avant, c’est parce qu’il en impose. Le monde lui-​même se trou­ve­rait cer­tai­ne­ment plus embar­ras­sé de par­ler des reli­gions poly­théistes avec le même res­pect. Entendu dans un sens strict, le poly­théisme est en effet un non-​sens phi­lo­so­phique que l’on pressent confu­sé­ment. Saint Thomas en fait la réfu­ta­tion en mon­trant l’impossibilité pour plu­sieurs indi­vi­dus (cha­cun ayant sa sub­stance propre, le concept de consub­stan­tia­li­té n’étant même pas ima­gi­né) d’avoir la nature pro­pre­ment divine : acte pur, esprit pur, tout-​puissant, créa­teur et maître de toutes choses. En effet, s’il existe plu­sieurs dieux pos­sé­dant la nature pro­pre­ment divine, cha­cun d’entre eux se devrait pour­tant d’être à l’origine de l’existence des autres dieux. Ce qui contre­dit alors la toute-​puissance de cha­cun d’entre eux. En ce sens strict, le poly­théisme n’a pas exis­té his­to­ri­que­ment ou à peine.

Les poly­théismes, qui sont don­nés dans l’histoire des reli­gions, s’il leur arrive de concé­der à l’un des « êtres divins » aux­quels ils croient, la nature pro­pre­ment divine, ne parlent pour tous les autres d’ « êtres divins » qu’au sens ana­lo­gique de ce mot : ce sont des esprits supé­rieurs aux hommes, qui peuvent avoir par­fois des corps et qui sont répar­tis hié­rar­chi­que­ment. Ils se perdent alors en ces mytho­lo­gies et en ces fables gros­sières sur la coexis­tence de ces dieux à qui sont prê­tés les qua­li­tés et les défauts des hommes.

La mise en valeur du mono­théisme que semble favo­ri­ser notre for­mule ne peut donc nous être a prio­ri désa­gréable par l’éloignement où elle se tient des absur­di­tés ou des fables du poly­théisme. Elle rejoint les conclu­sions les plus solides aux­quelles nous a accou­tu­més la théo­lo­gie natu­relle. En effet, la véri­té de l’existence d’un seul Dieu n’est une croyance qu’en rai­son de la cor­rup­tion du péché ori­gi­nel qui rend dif­fi­cile la décou­verte de cette véri­té à beau­coup d’hommes. Mais, en soi, il s’agit d’une connais­sance acces­sible à la seule rai­son et non d’une foi.

Bien loin de ce non-​sens du poly­théisme com­pris dans son sens strict ou des fables véhi­cu­lées par les poly­théismes his­to­riques, nous nous pla­çons donc réso­lu­ment sur le che­min frayé par Aristote et si bien dis­tin­gué ensuite par saint Thomas d’Aquin en ses fameuses « cinq voies de l’existence de Dieu ». Nous affir­mons que la rai­son seule est déjà apte à par­ve­nir à la cer­ti­tude de l’existence de Dieu et de son unicité.

Le possible et le contradictoire.

Si nous pou­vons donc nous féli­ci­ter du bon trai­te­ment que le mono­théisme reçoit appa­rem­ment de cette expres­sion, nous nous trou­vons en revanche confron­tés à une ques­tion qu’elle sou­lève immé­dia­te­ment. La fin de la reli­gion est de relier les hommes à Dieu et leur per­mettre de lui rendre ain­si l’honneur qui lui est dû. Cette for­mule semble donc accré­di­ter l’idée que trois reli­gions au moins rem­pli­raient ce rôle à l’égard du Dieu unique : un seul Dieu certes, mais au moins trois reli­gions qui se pro­po­se­raient aux hommes comme autant de voies pour l’honorer et y avoir accès. En res­tant encore sur le ter­rain de la seule phi­lo­so­phie, sans le secours des lumières de la foi, nous nous posons alors la ques­tion de la per­ti­nence phi­lo­so­phique de cette expression.

Le Docteur Angélique, dans son trai­té sur « La Toute Puissance de Dieu » (Somme Théologique, Ia p., q. 25), démontre que Dieu peut abso­lu­ment tout : « Son être est un être infi­ni, n’étant pas limi­té par un sujet qui le reçoive. Il y a donc néces­si­té que la puis­sance divine soit infi­nie. » q.25, a.2. Il n’y a donc stric­te­ment aucune limi­ta­tion d’aucune sorte à appor­ter à sa toute-​puissance qui s’étend à tout ce qui existe ou peut exis­ter. Saint Thomas dis­tingue cepen­dant la puis­sance abso­lue de Dieu de sa puis­sance ordon­née. Cette dis­tinc­tion lui per­met d’exprimer la dif­fé­rence entre ce qui est à attri­buer à la puis­sance de Dieu seule envi­sa­gée et qui com­prend tout ce qui est pos­sible avec ce qui est à attri­buer à la puis­sance ordon­née de Dieu et qui regroupe seule­ment ce qui s’attribue à la puis­sance divine en tant qu’ exé­cu­trice des ordres de la volon­té juste de Dieu.

Nous ne devons donc pas nous lais­ser duper nous-​même par notre manière impar­faite de par­ler. Lorsque nous disons que même Dieu ne peut pas faire cer­taines choses, comme par exemple, pour reprendre quelques exemples tirés de la Somme Théologique, que ce qui s’est pas­sé ne se soit pas pas­sé, qu’une femme qui a été séduite ne l’ait pas été, que Socrate qui s’est assis ne se soit pas assis, que le nombre quatre soit plus grand que lui-​même, que Dieu ne peut pas se dépla­cer, nous devons com­prendre en réa­li­té que « Dieu ne peut pas les faire, pour expri­mer qu’elles-mêmes ne peuvent pas être faites. » Q.25, a.4 ad 3.

C’est cette remarque qui per­met d’arriver alors au fond de la ques­tion. Dieu peut tout et l’on doit confir­mer qu’il n’existe abso­lu­ment aucune res­tric­tion à appor­ter à cette pro­po­si­tion. A chaque fois qu’il nous appa­raît donc que Dieu « ne peut pas quelque chose » c’est en réa­li­té que nous sommes en train d’envisager – que nous en ayons conscience on non, cela ne change rien à l’affaire – quelque chose qui, en réa­li­té, n’a pas la qua­li­té de « pos­sible » parce qu’il est contra­dic­toire. Et par contra­dic­toire, nous enten­dons l’attribution, à la fois et sous le même rap­port, de l’être et du non-​être à un objet iden­tique. « Quant aux termes qui impliquent contra­dic­tion, ils ne sont pas com­pris dans la toute-​puissance divine, parce qu’ils ne com­prennent point la qua­li­té de pos­sibles » Q. 25 a.3

Si Dieu ne peut donc pas réa­li­ser l’impossible, ce n’est pas que sa puis­sance soit limi­tée, c’est que l’impossible de soi n’est pas sus­cep­tible d’exister, qu’il n’est pas réa­li­sable : « C’est ce que Ockam et Descartes n’ont pas com­pris, lorsqu’ils ont pré­ten­du que la liber­té divine et la toute-​puissance ne seraient pas infi­nies, si elles étaient inca­pables de faire un cercle car­ré. Il s’ensuivrait que la réa­li­té du prin­cipe de contra­dic­tion et de toute essence dépen­drait de la liber­té divine ; mais alors la liber­té divine elle-​même s’évanouirait car elle n’aurait aucun fon­de­ment : Dieu ne serait pas néces­sai­re­ment l’Etre, le Bien, l’intelligence, ni par suite la liber­té. Il serait libre d’être libre’…’, libre d’être ou de ne pas être. Ce liber­tisme abso­lu, des­truc­tion de toute véri­té et de tout être, est l’absurdité même, il conduit au nihi­lisme radi­cal. » Garrigou-​Lagrange dans : « Dieu, son exis­tence et sa nature ». Saint Thomas a don­né sa conclu­sion concer­nant une telle opi­nion : « Soutenir que la jus­tice dépend sim­ple­ment de la volon­té de Dieu, c’est dire que la volon­té divine n’est pas diri­gée par la sagesse et c’est un blas­phème ». De Veritate, q.23, a.6.

Il faut tou­te­fois noter que cette posi­tion tho­miste, nette et par­fai­te­ment étayée, n’a pour­tant pas été celle d’un assez grand nombre de phi­lo­sophes et de théo­lo­giens. Pour cer­tains de ces der­niers, il a sem­blé que c’était reti­rer quelque chose à la trans­cen­dance et à la toute-​puissance de Dieu que de ne pas la croire assez ample pour conte­nir même le contra­dic­toire. Avant saint Thomas, saint Albert le Grand avait déjà magis­tra­le­ment répon­du à cette objec­tion : « Le prin­cipe de non-​contradiction est le pre­mier prin­cipe de notre intel­li­gence, d’où elle prend toute véri­té, contre quoi elle ne recon­naît rien de vrai. Il faut que ce prin­cipe soit emprun­té à l’exemplaire et au régu­la­teur suprême, qui est l’ordre même de la pre­mière véri­té. Comme donc Dieu ne peut rien contre l’ordre de la pre­mière Vérité, il ne peut rien non plus là contre ; car faire le contra­dic­toire n’évoque pas la puis­sance, mais l’impuissance. » Somme théo­lo­gique, Ière par­tie, Traité 19, Qu.78, Membre 2.

On a peut-​être recon­nu le débat théo­lo­gique qui a été récem­ment remis au goût du jour par le pape Benoît XVI dans le fameux dis­cours de Ratisbonne. Le monde musul­man y a vu une attaque d’abord diri­gée contre l’Islam. En réa­li­té, l’ancien pro­fes­seur d’université s’en est pris avec vigueur à toute pen­sée, de quelque ori­gine qu’elle soit, qui s’énonce ain­si : « Dieu est abso­lu­ment trans­cen­dant, sa volon­té n’est liée à aucune de nos caté­go­ries, fût-​elle celle du rai­son­nable. » C’est ain­si que se sont trou­vés étran­ge­ment ren­voyées dos à dos les posi­tions du bien­heu­reux Duns Scot et de Ibn Hasm « qui peuvent être tota­le­ment rap­pro­chées. » !

Dans ce dis­cours, le pape montre com­ment une défense peu éclai­rée de la toute-​puissance divine amène infailli­ble­ment à l’abdication radi­cale de la rai­son dans le dis­cours théo­lo­gique. Elle confisque en effet l’analogie « entre Dieu et nous, entre son esprit créa­teur éter­nel et notre rai­son créée » en laquelle « les dis­si­mi­li­tudes sont infi­ni­ment plus grandes que les simi­li­tudes, mais cela ne sup­prime pas l’analogie et son lan­gage. » Toute la méta­phy­sique, toute la morale s’en trouvent pro­fon­dé­ment dis­cré­di­tées car une telle pen­sée jette dans un scep­ti­cisme irré­mé­diable tou­chant le vrai et le faux. En une méta­phore joli­ment filée, le père Sertillanges a indi­qué la redou­table alter­na­tive où se trouve l’esprit humain selon que le dis­cours sur Dieu est impos­sible parce que les créa­tures ne ren­voient d’elles que leur propre image : « L’intelligence sera-​t-​elle le vais­seau qui reflète dans l’eau unie la savante com­plexi­té de ses cor­dages ? Ou que ce dis­cours est recon­nu en sa capa­ci­té, même extrê­me­ment modeste, d’exprimer quelque chose de Dieu. Notre auteur pour­suit alors le deuxième terme de sa com­pa­rai­son : « Ou laisserons-​nous la pen­sée mar­quer ses formes dans le Mystère comme un jeu de vagues écla­tantes qui sculptent leurs panaches en fuyant ? »

De même, si la rai­son ne peut plus rien savoir de Dieu, sa connais­sance du juste et de l’injuste se retrouve alors entiè­re­ment sus­pen­due à l’arbitraire de Dieu : rien ne per­met de pen­ser que Dieu Lui-​même, si le choix de la véri­té ou du men­songe relève de sa toute-​puissance, gar­de­ra la même parole. L’assassinat, par exemple, n’est aujourd’hui un acte cou­pable que parce qu’il a été dési­gné comme tel par une loi posi­tive de Dieu. Mais Dieu aurait pu tout aus­si bien faire ou pour­rait déci­der de faire demain un monde où l’assassinat eût été un acte vertueux.

On trou­ve­ra peut-​être para­doxal de s’être réfé­ré au dis­cours d’un pape assez peu sus­pect de tho­misme et grand uti­li­sa­teur de l’expression que nous cri­ti­quons, pour expli­ci­ter cette impos­si­bi­li­té d’admettre les contra­dic­toires au rang des « pos­sibles ». Nous recon­nais­sons volon­tiers ces para­doxes mais nous avons trou­vé inté­res­sant de les men­tion­ner au pas­sage même si nous n’en avons pas la clef.

Il fau­drait citer ici bien d’autres auteurs qui, en amont de leur pen­sée, com­mencent, de diverses manières, par affran­chir Dieu du prin­cipe de non-​contradiction au motif qu’il se situe bien au-​delà. Nous pen­sons, par exemple, à l’influence de cer­tains auteurs gnos­tiques tels que René Guénon (il a apos­ta­sié la foi catho­lique pour deve­nir musul­man). Ces auteurs consi­dèrent les dif­fé­rentes grandes révé­la­tions comme des « exo­té­rismes » – qui peuvent lais­ser l’impression de la contra­dic­tion entre elles aux non-​initiés – mais ne sont en réa­li­té que des ava­tars d’une reli­gion plus pro­fonde, éso­té­rique celle-​là, dont le « Dieu », situé au-​delà même de l’être, se rit de tout ce qui nous appa­raît comme contra­dic­toire et ne peut être connu que par de rares initiés.

Un seul Dieu et trois religions.

A l’aide de ces éclair­cis­se­ments, nous sommes en mesure de répondre à la ques­tion de la pos­si­bi­li­té qu’aurait eu Dieu de don­ner aux hommes dif­fé­rentes reli­gions, trois par exemple. Si nous nous sommes bien expli­qués, cha­cun com­pren­dra en effet qu’il suf­fi­ra de savoir si une telle hypo­thèse appar­tient ou non à l’ordre des pos­sibles. Pourquoi Dieu n’aurait-Il pu en effet, selon son bon plai­sir de Dieu, don­ner aux hommes plu­sieurs reli­gions qui, toutes, auraient dif­fé­rem­ment conduit à Lui ? Différentes reli­gions que sa sagesse aurait accom­mo­dées à la diver­si­té des races, des civi­li­sa­tions, des âges, des tem­pé­ra­ments des peuples, à tra­vers le monde et au cours des siècles ?

L’hypothèse est attrayante et elle est deve­nue très popu­laire. Pour l’admettre, il fau­drait alors spé­ci­fier que ces reli­gions devraient être seule­ment dif­fé­rentes, com­plé­men­taires, mais non pas contra­dic­toires. Est-​ce envi­sa­geable ? Le dis­cours que Dieu tien­drait sur lui-​même, sup­po­sé vrai dans cha­cune des reli­gions, les dif­fé­rences entre elles ne pour­raient alors pro­ve­nir que de la plus ou moins grande exten­sion ou pro­fon­deur des révé­la­tions, à l’exemple de celle de l’Ancien Testament qui ne se trouve jus­te­ment être qu’une révé­la­tion par­tielle, incom­plète au regard de la révé­la­tion évan­gé­lique qui en est la plé­ni­tude. L’Islam, à l’imitation, ne pré­tend se pla­cer lui-​même pas ailleurs que dans ce sillage lorsque, expri­mant qu’il ne refuse pas les deux pre­mières, il four­nit la troi­sième et ultime révélation.

A consi­dé­rer ces trois reli­gions concrè­te­ment visées, il semble que notre for­mule, en expli­ci­tant qu’elles étaient toutes les trois mono­théistes, a pris grand soin de noter leur accord sur ce point essen­tiel de la théo­lo­gie natu­relle comme pour jus­te­ment pré­ve­nir l’objection évi­dente qui n’aurait pas man­qué d’être don­née si elles n’avaient même pas pu s’accorder sur le nombre de dieux ! Dès lors, éta­blies sur ce socle essen­tiel du mono­théisme, qu’est-ce qui vien­drait désor­mais empê­cher la rai­son de pen­ser que le Christianisme, l’Islam et le Judaïsme sont toutes les trois issues d’un Dieu qui aurait ain­si pous­sé la déli­ca­tesse à se faire tout à tous ?

A cette vision iré­nique, il existe cepen­dant une dif­fi­cul­té de taille. C’est que ces trois reli­gions, en dépit de leur com­mun mono­théisme, se contre­disent gra­ve­ment. Et, pour se limi­ter à ce seul exemple, elles com­mencent d’abord et avant tout par s’opposer à pro­pos de ce que Dieu dit de lui-​même. Nous demeu­rons tou­jours sous l’éclairage de la seule rai­son, pour le moment pri­vée des lumières de la Foi, mais nous pro­je­tons main­te­nant ce regard pure­ment ration­nel sur le conte­nu des révé­la­tions des « trois grandes reli­gions mono­théistes ». Nous par­lons donc de leurs dif­fé­rentes croyances d’un point de vue volon­tai­re­ment exté­rieur à la Foi afin de par­ve­nir à un juge­ment seule­ment ration­nel. Cette démarche inha­bi­tuelle est cepen­dant néces­saire pour pou­voir par­ve­nir à un juge­ment qui sera rece­vable par la seule raison.

Pour deux d’entre ces reli­gions, le dogme de la Trinité est un blas­phème, un poly­théisme qui ne recon­naît pas son nom. Pour ces deux mêmes, l’affirmation de l’Incarnation de Dieu et de la divi­ni­té de Jésus-​Christ sont d’autres blas­phèmes encore, indignes de la concep­tion qu’elles se font de Dieu. En admet­tant même qu’il eût été pos­sible d’admettre l’hypothèse de l’existence de plu­sieurs reli­gions dif­fé­rentes, com­ment en revanche admettre de Dieu qu’Il aurait livré aux hommes, en dif­fé­rentes révé­la­tions suc­ces­sives, des asser­tions contra­dic­toires concer­nant sa propre identité ?

La consé­quence en est, pour la plus grande joie des ratio­na­listes, que, si une por­tion des hommes croit ( ou croyait encore) au mys­tère de la Trinité comme à la pru­nelle de sa Foi, prête à ver­ser son sang pour cette véri­té parce qu’Il lui a révé­lée et qu’Il ne peut ni se trom­per ni les trom­per, les autres por­tions de l’humanité, avec une convic­tion qui semble toute égale, et pareille­ment au nom de ce que Dieu leur a révé­lé, com­battent farou­che­ment cette même croyance…

L’ambiguïté de cette for­mule consiste en réa­li­té à n’exprimer que la com­mune croyance de ces trois reli­gions en l’existence d’un Dieu unique, en lais­sant miroi­ter qu’une telle base suf­fit à fon­der l’espoir qu’elles pour­raient être toutes les trois de Dieu et à une pos­si­bi­li­té d’entente entre elles. Mais elle passe entiè­re­ment sous silence, comme s’ils ne prê­taient pas à consé­quence, les désac­cords irré­duc­tibles qui opposent ces mêmes reli­gions au sujet de ce que Dieu a dit de Lui-​même. Cette expres­sion fait la magna­nime, celle qui par­vient à se pla­cer au-​dessus des cre­do reli­gieux et devient ain­si capable d’exhorter les reli­gions à dépas­ser leurs dif­fé­rences, leurs contra­dic­tions internes étant consi­dé­rées comme quan­ti­té négligeable.

Elle laisse accroire qu’il est déjà si satis­fai­sant que tant d’hommes s’accordent sur la véri­té de l’unicité de Dieu que les que­relles de révé­la­tions, pour tous les hommes sages, devraient vrai­ment être éva­cuées. On peut lui appli­quer ce que le père Sertillanges a dit de l’agnosticisme : «…Malgré ses allures condes­cen­dantes et sa trom­peuse lar­geur, il ne nous appro­vi­sionne que d’apparences soi­gneu­se­ment vidées, ne trompe un ins­tant notre ima­gi­na­tion que pour se réser­ver d’en sou­rire, et lance notre action en décla­rant par avance qu’elle ne rime à rien. C’est la dupe­rie pro­po­sée comme remède à notre impuis­sance. » C’est sans doute avec une sem­blable logique que l’on en arri­ve­rait à vou­loir conso­ler des enfants qui igno­re­raient l’identité de leurs parents en leur disant que c’est déjà bien assez pour eux d’avoir la cer­ti­tude qu’ils en ont et exa­gé­ré de deman­der en plus qui ils sont.

Par ailleurs, cette expres­sion dis­si­mule éga­le­ment, sous sa sage appa­rence, une four­be­rie conjointe, pas moins fon­da­men­tale. Etant don­né que ces trois reli­gions se contre­disent gra­ve­ment, Dieu ne peut les avoir don­nées toutes les trois sans avoir men­ti au moins deux fois, soit à une grande par­tie d’entre les hommes soit peut-​être même à tous. Mais si Dieu se contre­dit, nous avons mon­tré que Dieu n’est alors pas Dieu. Or, puisque Dieu est Dieu, Il ne se contre­dit pas, Il ne ment pas. Il ne peut donc être à l’origine d’au moins de deux de ces trois reli­gions et peut-​être des trois.

Dès lors, com­ment ne pas récu­ser l’usage d’une telle expres­sion lais­sant accroire que Dieu pour­rait être l’auteur de trois reli­gions qui se contre­disent, qu’il soit éga­le­ment vrai, en même temps et sous le même rap­port que Dieu, en par­lant de Lui-​même, dise de Lui qu’Il est Trinité et qu’Il n’est pas Trinité, que ce dogme, en même temps et sous le même rap­port, est un mys­tère infi­ni­ment digne de notre ado­ra­tion et le plus exé­crable de tous les blas­phèmes ? En réa­li­té, c’est Dieu Lui-​même qui se trouve sub­ti­le­ment mais magis­tra­le­ment dis­cré­di­té par cette for­mule : la rai­son seule suf­fit à le prouver.

Monothéisme ou « mono-idolâtrie ».

L’idolâtrie se défi­nit par le culte ren­du par les hommes à un « dieu » qui n’est pas le vrai Dieu. En notre esprit, nous asso­cions natu­rel­le­ment l’idolâtrie au poly­théisme car, his­to­ri­que­ment, les deux se sont trou­vés le plus sou­vent asso­ciés. Cependant, le culte voué à un « dieu » unique mais faux relève éga­le­ment de l’idolâtrie. Pour pou­voir en dési­gner cette espèce par­ti­cu­lière, Monseigneur de Castro-​Mayer a uti­li­sé le mot de « mono-idolâtrie ».

Or nous venons de le consta­ter : « les trois grandes reli­gions mono­théistes » se contre­disent mani­fes­te­ment sur la ques­tion de l’identité de Dieu. Chacune pré­tend ado­rer le seul Dieu véri­table et lui prête une iden­ti­té qui est contra­dic­toire de l’une à l’autre.

Il appa­raît donc que, au moins deux d’entre elles, appellent du nom de « Dieu » quelqu’un qui ne l’est pas. Mais telle est pré­ci­sé­ment la défi­ni­tion de l’idolâtrie. Deux au moins de ces trois reli­gions sont donc des reli­gions ido­lâtres, plus exac­te­ment mono-idolâtres.

L’expression « les trois grandes reli­gions mono­théistes » s’avère donc être, pour la rai­son, une expres­sion trom­peuse, absurde et convoyeuse d’athéisme. Trompeuse en cela qu’elle laisse pen­ser que le Christianisme, l’Islam et le Judaïsme pour­raient être toutes les trois en même temps des reli­gions don­nées aux hommes par Dieu. Absurde parce qu’il est impos­sible que Dieu se trouve être à l’origine de reli­gions qui se contre­disent. Pourvoyeuse d’athéisme car elle dis­cré­dite Dieu d’une manière sub­tile mais impi­toyable. On peut ici rap­por­ter cette réac­tion pleine de saveur d’un jour­nal de notre pays « La véri­té fran­çaise » après les pre­mières ten­ta­tives de congrès des reli­gions à la fin du XIXème siècle : « En pré­sence de tant de reli­gions, on croi­ra plus faci­le­ment ou qu’elles sont toutes bonnes, ou qu’elles sont toutes indif­fé­rentes : en voyant tant de dieux, on se deman­de­ra si tous ne se valent point, ou s’il y en a un seul de vrai. Le Parisien gouailleur refe­ra le mot de ce col­lec­tion­neur scep­tique, dont un ami mal­adroit venait de faire tom­ber une idole de l’étagère :’Ah ! Malheureux ! C’était peut-​être le vrai Dieu !’ »

A suivre…

Lire la 3° et dernière partie de cette étude sur les « Trois grandes religions monothéistes »

Lire la troi­sième par­tie « La Foi au risque de cette expres­sion »

Capucin de Morgon

Le Père Joseph fut ancien­ne­ment l’ab­bé Régis de Cacqueray-​Valménier, FSSPX. Il a été ordon­né dans la FSSPX en 1992 et a exer­cé la charge de Supérieur du District de France durant deux fois six années de 2002 à 2014. Il quitte son poste avec l’ac­cord de ses supé­rieurs le 15 août 2014 pour prendre le che­min du cloître au Couvent Saint François de Morgon.