A propos de Lumen Fidei : la foi et l’expérience, par les Dominicains d’Avrillé

DANS L’ENCYCLIQUE LUMEN FIDEI (29 juin 2013), les papes François et Benoît XVI nous décrivent la foi comme le fruit d’une expé­rience, celle de la ren­contre avec Dieu et son amour. Voici quelques phrases de l’en­cy­clique qui expriment cela [1] :

La foi naît de la ren­contre avec le Dieu vivant, qui nous appelle et nous révèle son amour, un amour qui nous pré­cède et sur lequel nous pou­vons nous appuyer pour être solides et construire notre vie. Transformés par cet amour nous rece­vons des yeux nou­veaux, nous fai­sons l’ex­pé­rience qu’en lui se trouve une grande pro­messe de plé­ni­tude et le regard de l’a­ve­nir s’ouvre à nous. (Lumen fidei, § 4.)

[Pour les pre­miers chré­tiens] la foi, en tant que ren­contre avec le Dieu vivant mani­fes­té dans le Christ, était une « mère », parce qu’elle les fai­sait venir à la lumière, engen­drait en eux la vie divine, une nou­velle expé­rience, une vision lumi­neuse de l’exis­tence pour laquelle on était prêt à rendre un témoi­gnage public jus­qu’au bout (§ 5).

[La foi] est une rup­ture avec les idoles pour reve­nir au Dieu vivant, au moyen d’une ren­contre per­son­nelle. Croire signi­fie s’en remettre à un amour misé­ri­cor­dieux (§ 13).

La vie du Christ, sa façon de connaître le Père, de vivre tota­le­ment en rela­tion avec lui, ouvre un nou­vel espace à l’ex­pé­rience humaine et nous pou­vons y entrer (§ 18).

« Abba, Père » est la parole la plus carac­té­ris­tique de l’ex­pé­rience de Jésus, qui devient centre de l’ex­pé­rience chré­tienne (§ 19) [2].

La manière dont le phi­lo­sophe Ludwig Wittgenstein a expli­qué la connexion entre la foi et la cer­ti­tude est bien connue. Croire serait sem­blable, selon lui, à l’ex­pé­rience de tom­ber amou­reux, une expé­rience com­prise comme sub­jec­tive, qui ne peut pas être pro­po­sée comme une véri­té valable pour tous. Pour l’homme moderne, en effet, la ques­tion de l’a­mour semble n’a­voir rien à voir avec le vrai. L’amour se com­prend aujourd’­hui comme une expé­rience liée au monde des sen­ti­ments incons­tants, et non plus à la véri­té. […] [Mais en réa­li­té,] celui qui aime com­prend que l’a­mour est une expé­rience de véri­té, qu’il ouvre lui-​même nos yeux pour voir toute la réa­li­té de manière nou­velle, en union avec la per­sonne aimée (§ 27).

La véri­té à laquelle la foi nous ouvre est une véri­té cen­trée sur la ren­contre avec le Christ, sur la contem­pla­tion de sa vie, sur la per­cep­tion de sa pré­sence (§ 30).

Dans la mesure où elle annonce la véri­té de l’a­mour total de Dieu et ouvre à la puis­sance de cet amour, la foi chré­tienne arrive au plus pro­fond du cœur de l’ex­pé­rience de chaque homme (§ 32).

Dans cette prière [le Pater], le chré­tien apprend à par­ta­ger l’ex­pé­rience spi­ri­tuelle elle-​même du Christ et com­mence à voir avec les yeux du Christ (§ 46) [3].

La foi naît de la ren­contre avec l’a­mour ori­gi­naire de Dieu en qui appa­raît le sens et la bon­té de notre vie (§ 51).

La doctrine de l’expérience : une caractéristique du modernisme

Cette insis­tance sur l’ex­pé­rience est carac­té­ris­tique du moder­nisme. Dans l’en­cy­clique Pascendi, le pape saint Pie X dit en effet :

Si main­te­nant vous deman­dez sur quoi, en fin de compte, cette cer­ti­tude [de la foi en Dieu] repose, les moder­nistes répondent : sur l’ex­pé­rience indi­vi­duelle. […] Et cela est une véri­table expé­rience et supé­rieure à toutes les expé­riences rationnelles.

Saint PIE X, Pascendi, 8 sep­tembre 1907, § 15.

Et le saint pape explique que « cela est contraire à la foi catho­lique » en citant cette condam­na­tion de l’Église :

Si quel­qu’un dit que la Révélation divine ne peut être ren­due croyable par des signes exté­rieurs, et que ce n’est donc que par l’ex­pé­rience indi­vi­duelle ou par l’ins­pi­ra­tion pri­vée que les hommes sont mus à la foi, qu’il soit anathème.

Concile Vatican I, DS 3033. Voir Pascendi, 8 sep­tembre 1907, § 6.

Il est vrai, sans doute, qu’il existe des expé­riences dans la vie chré­tienne. Celles-​ci peuvent pré­cé­der la foi, comme cer­taines expé­riences sen­sibles qui aident à y conduire. Elle peuvent aus­si suivre la foi, comme les expé­riences mys­tiques qui pro­cé­dent des dons du Saint-Esprit.

Mais la foi elle-​même n’a rien de sen­sible. C’est une ver­tu intel­lec­tuelle qui s’ap­puye sur l’au­to­ri­té de Dieu : on croit toutes les véri­tés que Dieu, qui ne peut ni se trom­per ni nous trom­per, nous a révé­lées. On peut avoir la foi sans avoir eu aucune expé­rience sen­sible préa­lable. Quant aux expé­riences mys­tiques, même de grands saints (par exemple sainte Thérèse de l’Enfant-​Jésus) en ont eu peu.

La doctrine de l’expérience consacre comme vraie toute religion

Saint Pie X explique encore que cette « doc­trine de l’expérience »

consacre comme vraie toute reli­gion, sans en excep­ter la reli­gion païenne. Est-​ce qu’on ne ren­contre pas dans toutes les reli­gions des expé­riences de ce genre ? Beaucoup le disent. Or, de quel droit les moder­nistes dénieraient-​ils la véri­té aux expé­riences reli­gieuses qui se font, par exemple, dans la reli­gion maho­mé­tane ? Et en ver­tu de quel prin­cipe attribueraient-​ils aux seuls catho­liques le mono­pole des expé­riences vraies ? Ils s’en gardent bien : les uns d’une façon voi­lée, les autres ouver­te­ment, ils tiennent pour vraies toutes les religions.

Saint PIE X, Pascendi, 8 sep­tembre 1907, § 16.

Ne retrouve-​t-​on pas là l’oe­cu­mé­nisme et le dia­logue inter­re­li­gieux carac­té­ris­tiques de l’Église conciliaire ?

Qu’on n’ob­jecte pas que dans l’en­cy­clique Lumen fidei, les deux papes qui ont écrit l’en­cy­clique ne parlent que de la ren­contre avec l’a­mour de Dieu en Jésus.

Cela se com­prend, car ils écrivent pour des chré­tiens. Mais nulle part ils ne disent qu’on ne peut faire cette expé­rience de l’a­mour de Dieu dans d’autres Églises que l’Église catho­lique, voire dans d’autres religions.

Il y a bien un para­graphe consa­cré au « salut par la foi », mais c’est pour expli­quer que l’on doit s’ou­vrir à quelque chose d’autre pour évi­ter que « notre exis­tence échoue » (Lumen fidei, § 19) :

Le com­men­ce­ment du salut est l’ou­ver­ture à quelque chose qui pré­cède, à un don ori­gi­naire qui affirme la vie et conserve dans l’exis­tence. C’est seule­ment dans notre ouver­ture à cette ori­gine et dans le fait de la recon­naître qu’il est pos­sible d’être trans­for­més, en lais­sant le salut opé­rer en nous et rendre féconde notre vie, pleine de bons fruits. Le salut par la foi consiste dans la recon­nais­sance du pri­mat du don de Dieu, comme le résume saint Paul : « Car c’est bien par la grâce que vous êtes sau­vés, moyen­nant la foi. Ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu » (Ep 2, 8).

Lumen fidei, § 19

Ce n’est pas celui qui a la foi catho­lique et observe les com­man­de­ments de la cha­ri­té qui est sau­vé [4], mais celui « qui recon­naît que l’o­ri­gine de la bon­té est Dieu » (Lumen fidei, § 20). La foi dans le Christ nous y aide : « La foi dans le Christ nous sauve parce que c’est en lui que la vie s’ouvre radi­ca­le­ment à un Amour qui nous pré­cède » (ibid.). Mais il n’est pas dit que « l’ou­ver­ture à quelque chose qui pré­cède » ne peut se faire que par la foi dans le Christ, ni que la foi dans le Christ consiste à croire ce qu’il nous a ensei­gné, à pro­fes­ser de cœur et de bouche les douze articles du Credo.

La doctrine de l’expérience ruine la notion de Tradition

Saint Pie X explique éga­le­ment que la doc­trine moder­niste de l’ex­pé­rience ruine tota­le­ment la notion de Tradition telle que l’en­tend l’Église, car pour les moder­nistes elle devient « la com­mu­ni­ca­tion faite à d’autres de quelque expé­rience ori­gi­nale » (Pascendi, § 17).

On retrouve cette défor­ma­tion de la notion de Tradition dans l’en­cy­clique Lumen fidei :

Pour trans­mettre un conte­nu pure­ment doc­tri­nal, une idée, un livre suf­fi­rait sans doute, ou bien la répé­ti­tion d’un mes­sage oral. Mais ce qui est com­mu­ni­qué dans l’Église, ce qui se trans­met dans sa Tradition vivante, c’est la nou­velle lumière qui naît de la ren­contre avec le Dieu vivant, une lumière qui touche la per­sonne au plus pro­fond, au cœur, impli­quant son esprit, sa volon­té et son affec­ti­vi­té, et l’ou­vrant à des rela­tions vivantes de com­mu­nion avec Dieu et avec les autres (§ 40).

Ainsi la foi n’est pas trans­mise par un livre (la sainte Écriture), ni par un mes­sage oral (la Tradition divine), mais par une « tra­di­tion vivante », com­mu­ni­ca­tion d’une lumière qui touche le cœur et qui pro­vient de l’ex­pé­rience reli­gieuse de Jésus (voir § 18, 19 et 46) [5].

Pourquoi les modernistes insistent tant sur l’expérience

Si les moder­nistes insistent tant sur l’ex­pé­rience, c’est qu’elle est à la base du sen­ti­ment reli­gieux, lequel rem­place l’in­tel­li­gence pour nous faire atteindre Dieu :

Toute issue fer­mée vers Dieu du côté de l’in­tel­li­gence, ils se font forts d’en ouvrir une autre du côté du sen­ti­ment et de l’ac­tion. Tentative vaine. […] Pour don­ner quelque assiette au sen­ti­ment, les moder­nistes recourent à l’ex­pé­rience. Mais l’ex­pé­rience, qu’y ajoute-​t-​elle ? Absolument rien, sinon une cer­taine inten­si­té qui entraîne une convic­tion pro­por­tion­née de la réa­li­té de l’ob­jet. Or, ces deux choses ne font pas que le sen­ti­ment ne soit sen­ti­ment, ils ne lui ôtent pas son carac­tère, qui est de déce­voir si l’in­tel­li­gence ne le guide ; au contraire, ce carac­tère, ils le confirment et l’ag­gravent, car plus le sen­ti­ment est intense et plus il est sentiment.

Pascendi, § 54

Et le saint pape de rap­pe­ler la pru­dence qu’il convient d’a­voir, en matière reli­gieuse, avec les sen­ti­ments et les expériences.

En matière de sen­ti­ment reli­gieux et d’ex­pé­rience reli­gieuse, vous n’i­gno­rez pas, Vénérables Frères, quelle pru­dence est néces­saire, quelle science aus­si qui dirige la pru­dence. Vous le savez de votre usage des âmes, de celles sur­tout où le sen­ti­ment domine ; vous le savez aus­si de la lec­ture des ouvrages ascé­tiques, ouvrages que les moder­nistes prisent fort peu, mais qui témoignent d’une science autre­ment solide que la leur, d’une saga­ci­té d’ob­ser­va­tion autre­ment fine et sub­tile. En véri­té, n’est-​ce pas une folie, ou tout au moins une sou­ve­raine impru­dence, de se fier sans nul contrôle à des expé­riences comme celles que prônent les modernistes ?.

Pascendi, § 54

Saint Jean de la Croix, le grand maître de la vie mys­tique, expose en long et en large que l’on doit se gar­der des sen­ti­ments, des visions, des émo­tions sen­sibles dans la vie spi­ri­tuelle et s’ap­puyer sur la foi pure. La foi, étant une ver­tu intel­lec­tuelle, n’a rien de sensible.

Sans doute, comme nous l’a­vons signa­lé plus haut, saint Jean de la Croix a eu aus­si des expé­riences mys­tiques. Mais celles-​ci sont des consé­quences de la foi sous l’in­fluence de la cha­ri­té et des dons du Saint-​Esprit. Et dans ce domaine des expé­riences mys­tiques, il convient d’exer­cer le dis­cer­ne­ment des esprits pour se gar­der des illu­sions de la nature ou du démon.

La seule expérience interdite par les modernistes

Le pape saint Pie X ter­mine cet expo­sé sur l’ex­pé­rience par une question :

Et qu’il Nous soit per­mis en pas­sant de poser une ques­tion : Si ces expé­riences ont tant de valeur à leurs yeux, pour­quoi ne la reconnaissent-​ils pas à celle que des mil­liers et des mil­liers de catho­liques déclarent avoir sur leur compte à eux et qui les convainc qu’ils font fausse route ? Est-​ce que, par hasard, ces der­nières expé­riences seraient les seules fausses et trom­peuses ? La très grande majo­ri­té des hommes tient fer­me­ment et tien­dra tou­jours que le sen­ti­ment et l’ex­pé­rience seuls, sans être éclai­rés et gui­dés de la rai­son, ne conduisent pas à Dieu.

Pascendi, § 55

Sans doute aujourd’­hui les « mil­liers et mil­liers de catho­liques » qui ne par­tagent pas les opi­nions des moder­nistes ne sont pas aus­si nom­breux qu’au temps de saint Pie X. Mais ils trans­mettent l’ex­pé­rience de l’Église, dans la fidé­li­té à 2 000 ans de Tradition, cette expé­rience qui montre aux auto-​destructeurs de l’Église « qu’ils font fausse route ».

Le Sel de la terre n° 86 de l’au­tomne 2013

Notes de bas de page

  1. Dans toutes les cita­tions qui suivent, les ita­liques sont de la rédac­tion.[]
  2. Cette phrase, ain­si que la pré­cé­dente, évoque la doc­trine du moder­nisme expo­sée par saint Pie X : « Toutes les consciences chré­tiennes furent enve­lop­pées en quelque sorte dans la conscience du Christ, ain­si que la plante dans son germe. Et de même que les reje­tons vivent de la vie du germe, ain­si faut-​il dire que tous les chré­tiens vivent de la vie de Jésus-​Christ. Or, la vie de Jésus-​Christ est divine, selon la foi ; divine sera donc aus­si la vie des chré­tiens. » Saint PIE X, Pascendi, 8 sep­tembre 1907, § 23.[]
  3. Voir la note pré­cé­dente.[]
  4. Voir les ques­tions posées au can­di­dat lors du bap­tême : « Que demandez-​vous à l’Église de Dieu ? – Le par­rain : La foi. – Que vous pro­cure la foi ? – Le par­rain : La vie éter­nelle. – Si donc vous vou­lez pos­sé­der la vie éter­nelle, obser­vez les com­man­de­ments : tu aime­ras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit, et ton pro­chain comme toi-​même. »[]
  5. De même sont défi­gu­rées la vraie nature des livres saints (Pascendi, § 26), l’ex­pli­ca­tion de la nais­sance de l’Église (Pascendi, § 27) et la vraie notion d’a­po­lo­gé­tique (Pascendi, § 48).[]