Les derniers défenseurs du pape, abbé Jean-​Pierre Boubée

Il n’est pas rare de voir la Fraternité Saint-​Pie X accu­sée d’être contre le pape.

Les argu­ments d’une affli­geante pla­ti­tude théo­lo­gique sont du genre : « Il ne faut pas exa­gé­rer », ou « Nous avons un pape mer­veilleux », « Qui êtes-​vous pour juger (c’est-à-dire pour uti­li­ser votre intel­li­gence) ? » Parfois s’y ajoute une réflexion d’une ingé­nui­té sur­pre­nante : « Ce pape, il a la foi ! » – ce qui est, avouons-​le, extrê­me­ment mini­ma­liste pour cette fonc­tion dans l’Église !

Les esprits les plus forts pensent tran­cher le débat par la renon­cia­tion solen­nelle à la véri­té : « Je pré­fère me trom­per avec le pape », réus­sis­sant ain­si à aller à l’encontre de saint Paul lui-​même : « Mais quand nous-​mêmes, quand un ange venu du ciel vous annon­ce­rait un autre Évangile que celui que nous vous avons annon­cé, qu’il soit ana­thème ! » [1])

Défendre la papau­té ne consiste pas à s’accrocher à un écran de télé­vi­sion pour rece­voir une béné­dic­tion urbi et orbi, pas plus qu’à par­cou­rir le globe pour les Journées Mondiales de la Jeunesse. Les simples chré­tiens d’autrefois étaient d’une effi­ca­ci­té bien plus grande pour la chré­tien­té que ceux qui s’exaltent en lisant les « dis­cours du mercredi ».

Par un mys­té­rieux des­sein de la Providence divine, ce ne sont pas tou­jours ceux qu’on pour­rait attendre qui se trouvent sur la ligne de front. S’il est bien un des points de doc­trine qui a connu le plus grand ébran­le­ment de son his­toire depuis cin­quante ans et que défend la Fraternité, c’est bien la mis­sion pon­ti­fi­cale de Pierre, le rôle et le pou­voir du Souverain Pontife qui est de consti­tu­tion divine.

La mission du pape

La doc­trine clas­sique nous semble évi­dente tel­le­ment elle est répé­tée dans l’histoire de l’Église [2]).

Il existe deux pou­voirs par­fai­te­ment dis­tincts dans l’Église, et donc deux élé­ments consti­tu­tifs de la hié­rar­chie. Ils s’entraident, se com­plètent ou se superposent :

  • le pou­voir de sanc­ti­fier les âmes. Il est don­né par le sacre­ment de l’Ordre. Il com­porte de nom­breux degrés et se dis­tingue au som­met entre l’épiscopat et le sacer­doce. Il est reçu par un sacre­ment : c’est donc Notre Seigneur Jésus-​Christ qui agit dans l’âme des sujets qui le reçoivent et les rend immé­dia­te­ment aptes à leur action. Le cœur de ce rôle est le pou­voir de consa­crer l’Eucharistie, pou­voir sur le Corps et le Sang du Sauveur lui-​même. Il en résulte, selon l’expression du concile de Trente, « le pou­voir d’administrer… ain­si que celui de remettre et de rete­nir les péchés » [3].
  • le pou­voir de gou­ver­ner et d’enseigner, appe­lé pou­voir de juri­dic­tion. L’Église pos­sède un pou­voir de légi­fé­rer et de gui­der les siens. De même, pour ensei­gner, il faut une auto­ri­té sur ses sujets. Le code de Droit Canon [4] le décrit ainsi :

« D’institution divine, la hié­rar­chie sacrée • en tant que fon­dée sur le pou­voir d’ordre, se com­pose des évêques, des prêtres et des ministres ; • en tant que fon­dée sur le pou­voir de juri­dic­tion, elle com­prend le pon­ti­fi­cat suprême et l’épiscopat subor­don­né ; d’institution ecclé­sias­tique, d’autres degrés se sont ajoutés ».

De par sa nature, le pou­voir de juri­dic­tion n’est pas issu du pou­voir d’ordre, bien que, géné­ra­le­ment ils soient tous deux conjoints, et que pour l’évêque, l’Église tienne à les unir [5]. Mais un évêque peut com­men­cer à gou­ver­ner son dio­cèse dès sa nomi­na­tion, avant sa consé­cra­tion épiscopale.

Ces deux pou­voirs sont de nature très dif­fé­rente : l’un est sacra­men­tel et découle du pou­voir sur le Corps phy­sique du Christ ; l’autre est moral et pré­dis­pose le Corps mys­tique du Christ. L’un est trans­mis par consé­cra­tion qui est une cause phy­sique ; l’autre l’est par man­dat, qui est une cause morale. L’un ne peut abso­lu­ment jamais dis­pa­raître ; l’autre peut être retiré.

Mais les deux sont conjoints dans la même per­sonne, car l’un est en vue de l’autre : le pou­voir de juri­dic­tion en vue du pou­voir d’ordre. Car tout doit concou­rir à la sanc­ti­fi­ca­tion des âmes par l’opération directe de Jésus-Christ.

Le Pape possède le pouvoir suprême de juridiction

La doc­trine com­mune et reçue depuis tou­jours nous enseigne aus­si que le Seigneur qui est le chef de l’Église, com­mu­nique son pou­voir de régence direc­te­ment au pape dès lors qu’il accepte la charge à laquelle il est élu. C’est le pape qui le trans­met au reste de l’Église de dif­fé­rentes façons selon les normes du droit et de la coutume.

« C’est au seul Simon Pierre que, après sa résur­rec­tion, Jésus confé­ra la juri­dic­tion de pas­teur et de guide suprême sur tout son trou­peau » nous réaf­firme le concile Vatican I [6].

Un texte novateur

En 1961 parais­sait un livre cosi­gné par Karl Rahner et Joseph Ratzinger : Episkopat und Primat. La thèse des auteurs était que le déten­teur du pou­voir suprême de l’Église est le « Collège épis­co­pal ». Le pape n’agit alors que comme son repré­sen­tant. Même si le lien logique n’apparaît pas vrai­ment, la thèse argu­mente en disant que le Christ n’a pas vou­lu perdre la gou­ver­nance de l’Église. Or ce serait le cas s’il la confiait à Pierre ! Oubliant toute pos­si­bi­li­té de délé­ga­tion, ou de rôle ins­tru­men­tal, ils affirment que dans le cas contraire, l’Église serait bicé­phale ! Jésus a donc com­mu­ni­qué son pou­voir à « tous les Apôtres col­lé­gia­le­ment » avec une sorte de pré­si­dence de Pierre.

Les conclusions de Vatican II

Le concile Vatican II, éclai­ré par les théo­lo­giens les plus récents, s’en tient à une ligne médiane qui pré­pare bien des décon­ve­nues. La consti­tu­tion conci­liaire Lumen Gentium [7] déclare que « la consé­cra­tion épis­co­pale, en même temps que la charge de sanc­ti­fi­ca­tion, confère aus­si les charges d’enseigner et de gou­ver­ner, les­quelles cepen­dant, de par leur nature, ne peuvent s’exercer que dans la com­mu­nion hié­rar­chique avec le chef du col­lège » et « ses membres ».

Tout évêque se trou­ve­rait ain­si inves­ti des deux pou­voirs dès sa consé­cra­tion épis­co­pale. En effet, elle fait alors péné­trer dans le « Collège épis­co­pal » qui pos­sède un pou­voir à côté du Souverain Pontife.

Devant la gra­vi­té d’une telle asser­tion, il fut ajou­té une nota præ­via pour pré­ci­ser que ce pou­voir du Collège épis­co­pal n’entre en action qu’à l’appel du pape !

Même si ce para­graphe sol­li­cite une union hié­rar­chique, le pou­voir de juri­dic­tion direc­te­ment don­né par le Christ aux évêques indé­pen­dam­ment du pape va avoir des consé­quences graves.

La déclaration Dominus Iesus

Il fal­lut attendre l’an 2000 pour voir paraître la décla­ra­tion Dominus Iesus de la Congrégation de la Doctrine de la Foi qui tente de don­ner une expli­ca­tion « offi­cielle » au texte de Vatican II qui affirme que « cette Église du Christ… c’est dans (sub­sis­tit in) l’Église catho­lique qu’elle se trouve » [8]. Le sens obvie de ce texte fit scan­dale, puisqu’il laisse pen­ser qu’il existe d’autres formes de l’Église du Christ.

Le docu­ment nous dit :

« « Cette Église comme socié­té consti­tuée et orga­ni­sée en ce monde, c’est dans l’Église catho­lique qu’elle se trouve [sub­sis­tit in], gou­ver­née par le suc­ces­seur de Pierre et les Évêques qui sont en com­mu­nion avec lui ». Par l’expression sub­sis­tit in, le concile Vatican II a vou­lu pro­cla­mer deux affir­ma­tions doc­tri­nales : d’une part, que mal­gré les divi­sions entre chré­tiens, l’Église du Christ conti­nue à exis­ter en plé­ni­tude dans la seule Église catho­lique ; d’autre part, « que des élé­ments nom­breux de sanc­ti­fi­ca­tion et de véri­té sub­sistent hors de ses struc­tures », c’est-à-dire dans les Églises et Communautés ecclé­siales qui ne sont pas encore en pleine com­mu­nion avec l’Église catho­lique. Mais il faut affir­mer de ces der­nières que leur « force dérive de la plé­ni­tude de grâce et de véri­té qui a été confiée à l’Église catholique ».

Il existe donc une unique Église du Christ, qui sub­siste dans l’Église catho­lique, gou­ver­née par le suc­ces­seur de Pierre et les évêques en com­mu­nion avec lui. Les Églises qui, quoique sans com­mu­nion par­faite avec l’Église catho­lique, lui res­tent cepen­dant unies par des liens très étroits comme la suc­ces­sion apos­to­lique et l’Eucharistie valide, sont de véri­tables Églises par­ti­cu­lières. Par consé­quent, l’Église du Christ est pré­sente et agis­sante dans ces Églises, mal­gré l’absence de la pleine com­mu­nion avec l’Église catho­lique, pro­vo­quée par leur non-​acceptation de la doc­trine catho­lique du Primat, que l’Évêque de Rome, d’une façon objec­tive, pos­sède et exerce sur toute l’Église confor­mé­ment à la volon­té divine ».

L’Église est une, mais par ailleurs, le docu­ment recon­nait des modes d’existence en dehors du pou­voir du pape. Il suf­fit d’un épis­co­pat valide, et que l’Eucharistie le soit aus­si. Dans l’optique de Vatican II, la consé­cra­tion épis­co­pale suf­fit à confé­rer un pou­voir de gou­ver­ne­ment à un évêque schis­ma­tique, comme en Orient ou en Chine. Par cette seule consé­cra­tion, il devient membre de ce Collège épis­co­pal qui est dépo­si­taire de la juri­dic­tion. Il peut y avoir ain­si des mul­ti­tudes d’« Églises-​soeurs », qui souffrent seule­ment d’une carence », semble-​t-​il. Dès lors, ce qui est consti­tu­tif du Salut : appar­te­nir à l’Église sous la hou­lette de Pierre, devient facul­ta­tif. On ne voit pas pour­quoi ce fait devien­drait néces­saire uni­que­ment dans l’Église catholique.

Église incomplète

Le der­nier volet de cette théo­lo­gie de l’Église s’ouvre alors. Cette Église ne sera com­plète que lorsque tous les membres épars du col­lège épis­co­pal seront en com­mu­nion entre eux et avec le Souverain Pontife. Aussi l’Eglise catho­lique souffre-​t-​elle d’être impar­faite. Elle est « une », sans les élé­ments qui la rendent « une » ! Ce ne sont pas les âmes en per­di­tion qui ont besoin de l’Église, mais l’Église qui a besoin d’elles pour atteindre sa plénitude.

Ainsi se jus­ti­fie l’œ­cu­mé­nisme incon­si­dé­ré envers les ortho­doxes ou les « Églises » chi­noises. Méandres de la pen­sée où s’affrontent les affir­ma­tions doc­tri­nales du Credo, en même temps que les expli­ca­tions oppo­sées [9].

Quelques actes d’autorité du Souverain Pontife ne pour­ront jamais suf­fire à com­pen­ser le prin­cipe théo­lo­gique d’une Église bicé­phale, ni frei­ner l’oecuménisme rava­geur qui accorde un pou­voir de salut intrin­sèque aux schismatiques.

Ne restera-​t-​il donc que la Fraternité Saint-​Pie‑X et une poi­gnée de prêtres amis pour affir­mer encore haut et fort : il n’y a qu’un seul pou­voir dans l’Église : celui du pape qui le reçoit direc­te­ment de Jésus-​Christ ; c’est le suc­ces­seur de Pierre qui le délègue aux évêques ? Sans ce fon­de­ment, jamais la crise moderne ne pour­ra se résorber.

Abbé Jean-​Pierre Boubée

Extrait du Chardonnet n° 265 de février 2011

Notes de bas de page
  1. . Gal I/​8 (tra­duc­tion Crampon[]
  2. . Pour ne citer que Pie VI (Super soli­di­tate), Pie VI (Charitas, De esse­mus…),Constitution Pastor æter­nus de Vatican I, Léon XIII (Satis cogni­tum…), Pie XII (Mystici cor­po­ris, Ad sina­rum gentes[]
  3. . DS 1 764[]
  4. . Canon 108, § 3[]
  5. . Jean-​Paul II, en ce domaine aus­si, a intro­duit des inno­va­tions.[]
  6. . Pastor æter­nus – DS 3 053[]
  7. . N° 22.[]
  8. Lumen Gentium. nn 17–17 []
  9. . Nous ren­voyons nos lec­teurs à l’excellent article de Don Mauro Tranquillo, dans Tradizione Cattolica N° 2, 2010, repris et tra­duit par Le Courrier de Rome de novembre 2010. []

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Pierre Boubée est prêtre depuis 1978. Après avoir connu la vie parois­siale en zone dif­fi­cile, à Mantes-​la-​Jolie, il a été direc­teur de deux lycées-​collèges et a for­mé de nom­breuses géné­ra­tions dans les œuvres de jeunesse.