La liberté religieuse : Continuité et progrès dans les enseignements du magistère – Mgr de Smedt – 19 novembre 1963

Discours au concile Vatican II (éd. par Y. Congar, H. Küng et D. O’Hanlon), Paris, Cerf, 1964, p. 247–263 (sauf les sec­tions I‑III p. 250–254), le 19 novembre 1963.

Vénérables frères,

De nom­breux Pères ont deman­dé avec beau­coup d’in­sis­tance que ce Concile expose et pro­clame clai­re­ment le droit de l’homme à la liber­té reli­gieuse. Parmi les rai­sons avan­cées, il faut men­tion­ner spé­cia­le­ment les quatre suivantes :

1. Raison de véri­té : L’Eglise doit ensei­gner et défendre le droit à la liber­té reli­gieuse, car il s’a­git de la véri­té dont la garde lui a été confiée par le Christ.

2. Raison de défense : L’Eglise ne peut se taire quand, aujourd’­hui, près de la moi­tié de l’hu­ma­ni­té se voit pri­vée de la liber­té reli­gieuse par un maté­ria­lisme athée de dif­fé­rents genres.

3. Raison de coha­bi­ta­tion paci­fique : Aujourd’hui, dans tous les pays du monde, des hommes qui adhèrent à dif­fé­rentes reli­gions, ou n’ont aucune reli­gion, sont appe­lés à vivre en paix dans une unique socié­té humaine ; l’Eglise, par la lumière de la véri­té, doit indi­quer la voie qui la conduit à cette cohabitation.

4. Raison oecu­mé­nique : Un grand nombre de non-​catholiques nour­rissent de l’a­ver­sion envers l’Eglise, ou du moins la soup­çonnent d’un cer­tain machia­vé­lisme ; il leur semble, en effet, que nous exi­geons le libre exer­cice de la reli­gion lorsque les catho­liques sont en petit nombre dans un pays, mais que nous mépri­sons et nions cette même liber­té reli­gieuse lorsque les catho­liques sont majoritaires.

La liber­té reli­gieuse est une ques­tion si grave dans la socié­té moderne qu’on ne peut l’o­mettre dans un décret pas­to­ral sur l’oe­cu­mé­nisme. C’est pour­quoi nous pro­po­sons à vos déli­bé­ra­tions ce cha­pitre V du sché­ma sur l’oecuménisme.

Le secré­ta­riat pour l’Unité des chré­tiens s’est occu­pé de le pré­pa­rer avec autant de soin qu’il lui était pos­sible. Mais comme il s’a­git d’une ques­tion très dif­fi­cile et d’une très grande impor­tance pour la vie moderne, les auteurs du sché­ma forment l’es­poir que par votre atten­tion et votre sens pas­to­ral vous amen­de­rez le sché­ma qui vous est pro­po­sé main­te­nant, ou que vous lui don­ne­rez une forme par­faite là où il est imparfait.

L’expression « liber­té reli­gieuse » a, dans notre texte, un sens bien déter­mi­né. Il naî­trait une grande confu­sion dans nos débats si cer­tains Pères lui don­naient un autre sens que celui qui est pro­po­sé dans le texte.

- En défen­dant la liber­té reli­gieuse, on n’af­firme pas qu’il revient à l’homme de consi­dé­rer le pro­blème reli­gieux selon son bon vou­loir, sans que s’in­tro­duise aucune obli­ga­tion morale, et qu’il peut déci­der à son gré s’il embras­se­ra ou non une reli­gion (indif­fé­ren­tisme religieux).

- On n’af­firme pas que la conscience humaine est libre en ce sens qu’elle ne serait sou­mise à aucune loi, c’est-​à-​dire qu’elle serait déga­gée de toute obli­ga­tion envers Dieu (laï­cisme).

- On ne dit pas que l’on peut consi­dé­rer que le vrai et le faux ont les mêmes droits, comme s’il n’y avait aucune norme objec­tive de véri­té (rela­ti­visme doctrinal).

- On n’ad­met pas non plus que l’homme ait, en quelque façon, comme un droit à se com­plaire avec tran­quilli­té dans l’in­cer­ti­tude (pes­si­misme dilettante).

Si quel­qu’un s’obs­ti­nait à attri­buer à l’ex­pres­sion de « liber­té reli­gieuse » l’un de ces sens, il don­ne­rait au texte un sens qui n’est ni dans les mots ni dans notre intention.

Que veut-​on entendre dans le texte par « liber­té reli­gieuse » ? De façon posi­tive, la liber­té reli­gieuse est le droit de la per­sonne humaine au libre exer­cice de la reli­gion selon les exi­gences de sa conscience. De façon néga­tive, la liber­té reli­gieuse est l’ab­sence de toute contrainte exté­rieure dans les rela­tions per­son­nelles avec Dieu que reven­dique la conscience. La liber­té reli­gieuse implique l’au­to­no­mie de l’homme non pas ab intra, mais ad extra. Ab intra, l’homme n’est pas libre d’o­bli­ga­tions dans le domaine des ques­tions reli­gieuses. Ad extra, sa liber­té est lésée lors­qu’il ne peut obéir aux exi­gences de sa conscience en matière religieuse.

Mais alors, deux ques­tions se posent :

1° Tout homme peut-​il reven­di­quer pour lui la liber­té reli­gieuse comme un droit sacré que Dieu lui a donné ?

2° Y a‑t-​il un devoir pour les autres de recon­naître cette liber­té reli­gieuse, et jus­qu’à quel point ?

Notre décret étant pas­to­ral entend trai­ter ce sujet prin­ci­pa­le­ment dans un but pra­tique. Selon la manière du pape Jean XXIII, il s’ef­for­ce­ra d’é­car­ter soi­gneu­se­ment la ques­tion de ce monde d’abs­trac­tions qui fut si cher au XIXe siècle. Il pose donc la ques­tion pour un homme réel, dans sa rela­tion réelle avec les autres hommes, dans la socié­té humaine et dans la socié­té civile d’aujourd’hui.

Pour bien com­prendre la doc­trine de l’Eglise sur l’ex­ten­sion et les limites du pou­voir civil en matière de liber­té reli­gieuse, il est néces­saire d’en retra­cer briè­ve­ment l’his­toire. Pardonnez-​moi, Vénérables Pères, si je parais abu­ser de votre patience plus qu’il n’est équi­table, mais le secré­ta­riat pour l’Unité des chré­tiens est convain­cu que bien des dif­fi­cul­tés et des confu­sions pour­raient être évi­tées dans l’exa­men du sché­ma si, avant le début de la dis­cus­sion, un bref expo­sé rap­pe­lait ce que les papes, depuis Pie IX, ont ensei­gné sur les devoirs des pou­voirs publics en matière religieuse.

Le docu­ment prin­ci­pal sur la liber­té reli­gieuse est l’en­cy­clique Pacem in ter­ris dans laquelle le pape Jean XXIII déve­loppe prin­ci­pa­le­ment les deux points de doc­trine que voi­ci : 1° Tout d’a­bord le droit natu­rel confère à la per­sonne humaine le droit au libre exer­cice de la reli­gion dans la socié­té, selon les exi­gences d’une conscience droite, que celle-​ci soit dans la véri­té ou dans l’er­reur ou dans un connais­sance insuf­fi­sante des choses de la reli­gion (cf. Pacem in Terris, AAS 55, 1963, p. 299). 2°A ce droit cor­res­pond alors un devoir pour les autres hommes et pour les pou­voirs publics de recon­naître et de res­pec­ter ce droit en sorte que la per­sonne soit pré­ser­vée dans la socié­té de toute espèce de contrainte (ibid., p. 264, et p. 273–274).

Or, cette doc­trine doit être consi­dé­rée comme le terme actuel d’une évo­lu­tion aus­si bien de l’en­sei­gne­ment sur la digni­té de la per­sonne que du sou­ci pas­to­ral de l’Eglise pour la liber­té de l’homme.

Cette évo­lu­tion s’est faite selon une double règle : 

Règle de conti­nui­té. Cet ensei­gne­ment et ce sou­ci pas­to­ral res­tent tou­jours les mêmes et demeurent inchan­gés. Ces paroles du pape Jean peuvent expri­mer l’en­sei­gne­ment de tou­jours : « La digni­té de la per­sonne exige que l’homme jouisse dans son agir de son juge­ment propre et de la liber­té » (ibid., p. 265). Il a des racines très pro­fondes dans l’Écriture qui affirme que l’homme est fait à l’i­mage de Dieu. Le sou­ci pas­to­ral de l’Eglise pour la vraie liber­té reli­gieuse y prend son origine.

Règle de pro­grès. Le magis­tère de l’Eglise adapte, expose et défend cet ensei­gne­ment comme l’exigent les erreurs qui se répandent, et les néces­si­tés nées de l’é­vo­lu­tion de l’homme et de la socié­té. Ce pro­grès conduit l’Eglise à appro­fon­dir sa pen­sée et à en avoir une vue plus claire.

Une dis­tinc­tion s’é­ta­blit ain­si sur un double plan, dont l’é­non­cé le plus net a été don­né par Jean XXIII dans l’en­cy­clique Pacem in Terris :

1° Une dis­tinc­tion plus claire entre les posi­tions phi­lo­so­phiques erro­nées et les mou­ve­ments et ins­ti­tu­tions que ces idéo­lo­gies font naître ou entre­tiennent. Si les idéo­lo­gies doivent tou­jours être condam­nées, les ins­ti­tu­tions éco­no­miques, sociales et civiles qui en pro­viennent peuvent conte­nir des élé­ments posi­tifs et dignes d’approbation.

2° Une dis­tinc­tion plus claire entre les erreurs et les per­sonnes qui sont de bonne foi dans l’er­reur. Si l’er­reur doit tou­jours être reje­tée, l’homme qui est dans l’er­reur « reste tou­jours un être humain, et ne perd pas sa digni­té de per­sonne, à laquelle il faut tou­jours avoir égard » (ibid., p.299–300) Il faut tou­jours avoir sous les yeux ces deux règles de conti­nui­té et de pro­grès lors­qu’on lit et inter­prète les textes du Saint-Siège.

On voit ain­si s’ou­vrir une voie à l’in­ter­pré­ta­tion de nom­breux textes pon­ti­fi­caux du XIXe siècle, qui parlent de la liber­té reli­gieuse en termes tels qu’ils semblent la condamner.

L’exemple le plus mani­feste se trouve dans l’en­cy­clique Quanta Cura de Pie IX, où il est dit : « A par­tir de cette idée tout à fait fausse du gou­ver­ne­ment social (le natu­ra­lisme), on ne craint pas de favo­ri­ser l’o­pi­nion erro­née et funeste pour l’Eglise catho­lique et le salut des âmes, opi­nion que notre pré­dé­ces­seur a appe­lée un « délire », selon laquelle la liber­té de conscience et de culte est un droit propre à cha­cun, que toute socié­té nor­ma­le­ment éta­blie doit pro­cla­mer et pro­té­ger par la loi » (AAS 3, 1867, p. 162).

Comme on le voit, cette liber­té de conscience sera condam­née à cause de l’i­déo­lo­gie qu’af­firment les tenants du ratio­na­lisme, en s’ap­puyant sur l’i­dée que la conscience indi­vi­duelle n’a pas de loi et n’est sou­mise à aucune norme venant de Dieu (cf. Syllabus, prop. 15, AAS 3, 1867, p. 168). On condamne de même la liber­té de culte repo­sant sur le prin­cipe de l’in­dif­fé­ren­tisme reli­gieux (cf. Syllabus, prop. 15, ibid., p. 170). On condamne enfin la sépa­ra­tion de l’Eglise et de l’Etat lors­qu’on lui donne pour fon­de­ment l’o­pi­nion des ratio­na­listes sur l’om­ni­com­pé­tence juri­dique de l’Etat (cf. Syllabus, prop. 39, ibid., p. 172); l’Eglise devrait, selon eux, être incor­po­rée dans l’or­ga­nisme moniste de l’Etat et être sou­mise à son auto­ri­té suprême.

Pour com­prendre exac­te­ment ces condam­na­tions, il faut y voir l’en­sei­gne­ment constant de l’Eglise et son sou­ci pas­to­ral de la vraie digni­té de la per­sonne et de sa vraie liber­té (règle de conti­nui­té). En effet, le fon­de­ment ultime de la digni­té de la per­sonne humaine, c’est l’homme envi­sa­gé comme créa­ture de Dieu ; il n’est pas Dieu, mais image de Dieu. De cette dépen­dance abso­lue par rap­port à Dieu découlent tous les droits et les devoirs de reven­di­quer pour lui et pour les autres la vraie liber­té reli­gieuse. L’homme doit, en effet, sub­jec­ti­ve­ment hono­rer Dieu selon les direc­tives de sa conscience parce que objec­ti­ve­ment sa dépen­dance par rap­port à Dieu est abso­lue. Si l’homme ne peut en aucune façon être pri­vé par d’autres ou même par les pou­voirs publics, en matière reli­gieuse, du libre exer­cice de la reli­gion, c’est pour que sa dépen­dance par rap­port à Dieu ne soit pas bri­sée pour quelque rai­son que ce soit. En enga­geant la lutte contre les posi­tions du laï­cisme tant phi­lo­so­phique que poli­tique, l’Eglise com­bat­tait pour la digni­té de la per­sonne et pour sa vraie liber­té. Il s’en­suit donc que I’Eglise, selon la règle de conti­nui­té, est plei­ne­ment en accord avec elle-​même, aus­si bien jadis que main­te­nant, mal­gré le chan­ge­ment des conditions.

Léon XIII a mar­qué le début de l’é­vo­lu­tion doc­tri­nale en fai­sant plus clai­re­ment la dis­tinc­tion entre l’Eglise, peuple de Dieu, et la socié­té civile, peuple tem­po­rel et ter­restre (cf. Immortale Dei, AAS 18, 1885, p. 166–167 ; il a expo­sé six fois ailleurs cette doc­trine). Il a ain­si ouvert la voie à une nou­velle affir­ma­tion de l’au­to­no­mie néces­saire et licite qui revient à l’ordre civil et à sa juri­dic­tion. Un nou­veau pas en avant était alors pos­sible (règle de pro­grès) pour por­ter un juge­ment sur les « liber­tés modernes ». Ces liber­tés peuvent être tolé­rées (cf. Immortale Dei, AAS 18, 1885, p. 174 ; Libertas praes­tan­tis­si­mum, AAS 20, 1887, p. 609–610). Cependant, on ne les disait que « tolé­rées ». La rai­son en est évi­dente ; les seuls gou­ver­ne­ments de l’é­poque qui, en Europe, pro­cla­maient les liber­tés modernes, y com­pris la liber­té reli­gieuse, pui­saient consciem­ment leur ins­pi­ra­tion dans les idéo­lo­gies laïques. Il y avait donc le dan­ger, et Léon XIII l’a per­çu, que les ins­ti­tu­tions civiles et poli­tiques de ces Etats, impré­gnées par le laï­cisme, en viennent à des abus qui ne pou­vaient pas ne pas être nui­sibles à la digni­té de la per­sonne et à la vraie liber­té. Ce que Léon XIII avait à cœur, et il en est tou­jours de même pour l’Eglise, selon la règle de conti­nui­té, c’est la pro­tec­tion de la personne.

Pie XI a conduit l’é­vo­lu­tion doc­tri­nale et pas­to­rale à un nou­veau stade, devant le déve­lop­pe­ment du tota­li­ta­risme éta­tique sous ses dif­fé­rentes formes. Le dan­ger n’é­tait plus, comme au XIXe siècle, qu’une fausse idée de la liber­té porte atteinte à la digni­té de l’homme ; mais il y a cet autre dan­ger que toutes les liber­tés humaines et civiles risquent main­te­nant la des­truc­tion com­plète, et en pre­mier lieu la liber­té reli­gieuse. C’est pour­quoi l’Eglise se mit à exer­cer à nou­veau son œuvre de pro­tec­tion de la liber­té et de la digni­té humaine qu’elle n’a­vait jamais aban­don­née au cours des siècles. Sa doc­trine évo­luait en même temps que gran­dis­sait son sou­ci pastoral.

Observant fidè­le­ment la règle de conti­nui­té, Pie XI main­tint l’op­po­si­tion immuable de l’Eglise au laï­cisme anti­re­li­gieux. « Ce que Pie X a condam­né, nous le condam­nons aus­si. Toutes les fois qu’il y a dans « laï­ci­té » un sens ou un pro­pos hos­tile et contraire à Dieu et à la reli­gion, ou étran­ger à Dieu et à la reli­gion, nous la reje­tons abso­lu­ment, et décla­rons ouver­te­ment qu’elle doit être reje­tée » (Maximam gra­vis­si­mamque, AAS 16, 1924, p. 10)

Mais Pie XI a sui­vi aus­si la règle de pro­grès en intro­dui­sant une nou­velle dis­tinc­tion qui était de grande impor­tance pour mieux com­prendre la doc­trine catho­lique. Il a dis­tin­gué, en effet, entre « liber­té des consciences » et « liber­té de conscience ». Il a reje­té cette der­nière for­mule comme « équi­voque » parce que uti­li­sée le plus sou­vent dans le sys­tème laï­ciste pour signi­fier « l’in­dé­pen­dance abso­lue de la conscience, ce qui est quelque chose d’ab­surde pour l’homme créé et rache­té par Dieu ». Mais il a reçu la pre­mière for­mule de « liber­té des consciences », lors­qu’il a dit « qu’il menait avec joie et fier­té le bon com­bat pour la liber­té des consciences » (Non abbia­mo biso­gno, AAS 23, 1931, p. 301–302).

Pie XI n’a d’ailleurs pas seule­ment lut­té pour la liber­té reli­gieuse des fidèles, il a été aus­si conduit à mon­trer plus lar­ge­ment le sou­ci pas­to­ral de l’Eglise. Il s’a­gis­sait, en effet, de ques­tions qui concernent l’homme lui-​même et non pas seule­ment le chré­tien, s’il est per­mis de dis­tin­guer entre deux réa­li­tés qui ne font qu’une. Pie XI a donc fait faire de nou­veaux pro­grès à la doc­trine vrai­ment libé­rale et chré­tienne en ensei­gnant que « l’homme comme per­sonne pos­sède des droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeu­rer hors de toute déné­ga­tion, pri­va­tion ou entrave de la part de la socié­té » (Mit bren­nen­der Sorge, AAS 29, 1937, p. 159). Et il pour­suit sans ambi­guï­té : « Le croyant pos­sède un droit inalié­nable à confes­ser sa foi et à la mettre en pra­tique selon les moyens conve­nables. Les lois qui empêchent ou rendent dif­fi­ciles la confes­sion de la foi et son exer­cice sont en contra­dic­tion avec la loi natu­relle » (ibid., p. 160). Bien que ce soit dit de façon géné­rale, cela ne sera récu­sé par per­sonne qui connaît les condi­tions de l’é­poque, et donc le but de ces encycliques.

Partageant pro­fon­dé­ment le sou­ci pas­to­ral de son pré­dé­ces­seur, Pie XII a déve­lop­pé et ampli­fié sa doc­trine (règle du pro­grès). Il n’a­vait, pourrait-​on dire, qu’un seul sou­ci : la per­sonne créée par Dieu, rache­tée par le Christ, qui était plon­gée dans l’an­goisse et entou­rée de dan­gers de tous côtés.

C’est dans ce contexte d’en­sei­gne­ment et de sou­ci pas­to­ral (règle de conti­nui­té) qu’il faut lire le texte qui, sur notre ques­tion, est incom­pa­rable. Énumérant, en effet, les droits fon­da­men­taux de la per­sonne qui doivent être recon­nus et hono­rés dans toute socié­té bien ordon­née, il a expo­sé à nou­veau l’en­sei­gne­ment de Pie XI, et lui a don­né une auto­ri­té nou­velle en affir­mant « le droit au culte de Dieu public et pri­vé, y com­pris l’ac­ti­vi­té reli­gieuse de cha­ri­té » (Radiomessage du 24 décembre 1942, AAS 35, 1943, p. 19). Le pape ne pro­pose cet ensei­gne­ment ni comme une simple opi­nion ni comme une théo­rie d’é­cole, il en tire, au contraire, les consé­quences juri­diques, en en fai­sant le prin­cipe selon lequel on peut appo­ser de justes limites au pou­voir public. Il dit, en effet, ceci : « Protéger les droits invio­lables des hommes, et veiller à ce que cha­cun puisse s’ac­quit­ter faci­le­ment de ses obli­ga­tions, est le devoir fon­da­men­tal de tout pou­voir public » (Radiomessage du 1er juin 1941, AAS 33, 1941, p. 200).

Ici, il faut se rap­pe­ler sur­tout l’en­sei­gne­ment de Pie XII sur les limites de l’Etat en ce qui concerne la répres­sion des erreurs dans la socié­té : « Peut-​il se faire que dans des cir­cons­tances déter­mi­nées, Il (Dieu) ne donne aucun com­man­de­ment, n’im­pose aucun devoir, ne donne même aucun droit d’empêcher et de répri­mer ce qui est faux et erro­né ? Un regard sur la réa­li­té auto­rise une réponse affir­ma­tive. » Après avoir invo­qué l’exemple de la Providence divine, il pour­suit : « D’où l’af­fir­ma­tion : l’er­reur reli­gieuse et morale doit tou­jours être empê­chée quand c’est pos­sible, parce que sa tolé­rance est, en elle-​même, immo­rale, ne peut valoir dans un sens abso­lu et incon­di­tion­né. D’autre part, même à l’au­to­ri­té humaine, Dieu n’a pas don­né un tel pré­cepte abso­lu et uni­ver­sel, ni dans le domaine de la foi ni dans celui de la morale. On ne le trouve ni dans la convic­tion com­mune des hommes, ni dans la conscience chré­tienne, ni dans les sources de la Révélation, ni dans la pra­tique de l’Eglise » (Ci riesce, AAS 35, 1953, p. 798–799). Cette décla­ra­tion (règle de pro­grès) est de très grande impor­tance pour notre sujet, sur­tout si l’on se sou­vient de ce que l’on disait autre­fois de la mis­sion de l’Etat.

Au terme de cette évo­lu­tion his­to­rique se place l’en­cy­clique Pacem in ter­ris. Ce texte appa­raît comme le fruit de la lente matu­ra­tion qui s’est faite dans l’Eglise le siècle der­nier sous la lumière de l’Esprit-Saint.

Mgr Émile-​Joseph de Smedt, évêque de Bruges

Notes

(1) Émile-​Joseph de Smedt, né à Opwijk (Brabant fla­mand) le 30 octobre 1909 et décé­dé le 1er octobre 1995 à Bruges (Belgique), était un prêtre belge, d’a­bord évêque auxi­liaire de l’ar­chi­dio­cèse de Malines (1950) puis évêque de Bruges (1952) où il suc­cède à Henricus Lamiroy. De Smedt est consa­cré évêque le 29 juin 1950 à Malines. Pendant le concile Vatican II, il se signa­la par des prises de posi­tion en faveur d’un rap­pro­che­ment œcu­mé­nique. Dans la crise de Louvain, concer­nant le sta­tut et l’a­ve­nir de l’u­ni­ver­si­té catho­lique de Louvain, il se déso­li­da­ri­sa des autres évêques belges et de la décla­ra­tion com­mune de ceux-​ci en 1966 pré­co­ni­sant le main­tien de l’u­ni­té de l’u­ni­ver­si­té. Il décla­ra plus tard « s’être lour­de­ment trom­pé » devant un par­terre de membres du Boerenbond et pré­co­ni­sa alors ouver­te­ment la scis­sion de l’Alma mater. Cette affir­ma­tion pro­vo­qua une déchi­rure dans la confé­rence épis­co­pale belge qui mit du temps à se cicatriser.