« Ecône veut l’unité sans rien céder » – Entretien de Mgr Fellay dans « La Liberté » du 11 mai 2001


Cette inter­view a été publiée dans le quo­ti­dien suisse fri­bour­geois La Liberté, le ven­dre­di 11 mai, sous le titre « Ecône veut l’unité sans rien céder ». 

Discussions de cou­loir ou véri­tables négo­cia­tions ? Depuis la fin de l’année der­nière, le Vatican et les tra­di­tio­na­listes d’Ecône se reparlent. Point de départ de cette ébauche de rap­pro­che­ment : le pèle­ri­nage de la Fraternité Saint-​Pie X à Rome à l’occasion de l’Année sainte. Depuis, plu­sieurs ren­contres ont eu lieu ; la der­nière date­rait de la semaine der­nière, glisse-​t-​on du côté d’Ecône. De quoi les par­ties parlent-​elles ? Quels sont les enjeux de ce dia­logue, si dia­logue il y a tou­jours ? Le Vatican se tait : le car­di­nal Dario Castrillon Hoyos, pré­sident de la com­mis­sion Ecclesia Dei (en charge des mou­ve­ments tra­di­tio­na­listes) ne s’exprimera que quand il aura des résul­tats à pré­sen­ter, fait-​on savoir à la salle de presse. Du côté d’Ecône, on se montre plus bavard. Successeur de Mgr Marcel Lefebvre à la tête de la Fraternité, Mgr Bernard Fellay, un des quatre évêques dont la consé­cra­tion pro­vo­qua le ’schisme’ de 1988, s’explique dans un entre­tien accor­dé à « La Liberté », au « St. Galler Tagblatt » et à la « Basler Zeitung ».

La Liberté : Vous attendiez-​vous à ce que Rome sai­sisse l’occasion de votre pèle­ri­nage pour renouer le dia­logue ?
Bernard Fellay : – Il y avait des signes avant-​coureurs. Il y a une année, Mgr Perl, secré­taire de la com­mis­sion Ecclesia Dei avait décla­ré que le moment était venu de s’occuper de la Fraternité. Notre sur­prise est venue de l’ampleur et de la rapi­di­té avec les­quelles Rome a dépas­sé une posi­tion presque radi­ca­le­ment contraire.

Pourquoi cette urgence du côté de Rome ?
– Le pape arrive à la fin de son pon­ti­fi­cat. Lui qui s’est vou­lu le cham­pion de l’unité essaie de sup­pri­mer cette tache sur son pon­ti­fi­cat. Pourquoi n’y a‑t-​il pas eu de rap­pro­che­ment avant ? Je pense que Rome avait besoin de consta­ter que nous ne sommes pas aus­si car­rés que ce qui se dit.

Pour qui la dis­cus­sion est-​elle la plus com­pli­quée, pour vous ou pour Rome ?
– Pour nous, il y a un pro­blème de confiance. Rome s’est conduite de manière des­truc­trice pen­dant des années à notre égard. Cette atti­tude est inad­mis­sible et doit dis­pa­raître. Le mou­ve­ment actuel de Rome envers nous est tota­le­ment dif­fé­rent. On est cer­tai­ne­ment en droit de se deman­der pour­quoi. Sur ce point, nous atten­dons des réponses tangibles.

Et quels sont les points sen­sibles du côté du Vatican ?
– Difficile de répondre alors que ces élé­ments sont encore sur la table. Je dirais sim­ple­ment que Rome cherche une solu­tion extrê­me­ment pra­tique sans abor­der les ques­tions de fond.

Qu’attendez-vous concrè­te­ment de ces dis­cus­sions ?
– Que Rome dise que les prêtres peuvent tou­jours célé­brer l’ancienne messe. L’autre élé­ment, c’est le retrait de la décla­ra­tion des sanc­tions (excom­mu­ni­ca­tion des évêques consa­crés en 1988 par Mgr Lefebvre, ndlr.)

Quelles sont les conces­sions que la Fraternité est prête à faire pour per­mettre ce rap­pro­che­ment ?
– Nous sommes prêts à dis­cu­ter, nous deman­dons même la dis­cus­sion. Nous disons à Rome : voyez vous-​mêmes, notre mou­ve­ment est une réponse valable à la situa­tion dans laquelle se trouve l’Eglise. On demande que Rome veuille bien consi­dé­rer les rai­sons qui sont der­rière notre atti­tude, ce qui jusqu’à aujourd’hui ne s’est jamais fait.

Plus concrè­te­ment ?
– Nous sommes prêts à vivre avec ce monde qui s’est davan­tage sépa­ré de nous que nous de lui. Cela veut dire recon­nais­sance de l’autorité de l’évêque, déjà effec­tive en prin­cipe. Nous nous sen­tons catho­liques, en effet. Notre pro­blème est de savoir quelle est la référence.

Certains au sein de l’Eglise posent comme condi­tion préa­lable la recon­nais­sance de tous les conciles.
– Accepter le concile ne nous fait pas pro­blème. Il y a un cri­tère de dis­cer­ne­ment quand même. Et ce cri­tère, c’est ce qui a tou­jours été ensei­gné et cru : la Tradition. D’où un besoin de clarifications.

Vous en par­lez déjà concrè­te­ment avec Rome ?
– Non, et c’est pour­quoi les dis­cus­sions sont au point mort. Rome nous dit que cela pren­drait trop de temps de dis­cu­ter dans le détail des diver­gences, mais si nous n’en dis­cu­tons pas, elles res­te­ront entières.

Y a‑t-​il pour vous urgence ?
– Pas autant que pour Rome.

Mais ne craignez-​vous pas que le temps ne vous éloigne l’un de l’autre ?
– Au contraire.

La Fraternité Saint-​Pie X parle-​t-​elle d’une seule voix ?
– Fondamentalement, oui, contrai­re­ment à ce que cer­tains vou­draient faire croire.

Qui décide d’avoir des contacts avec Rome, qui en jauge les résul­tats ?
– Dès le moment où Mgr Lefebvre a déci­dé la consé­cra­tion des évêques, il était clair que les rela­tions avec Rome étaient du res­sort du supé­rieur de la Fraternité. Donc du mien.

Rome propose-​t-​elle à la Fraternité une pré­la­ture per­son­nelle du style de celle de l’Opus Dei ?
– Disons que cela va dans cette direc­tion. L’idée serait d’accorder aux évêques une véri­table juri­dic­tion sur les fidèles.

Et la Fraternité Saint-​Pie X, à quel sta­tut aspire-​t-​elle ?
– Il nous faut une liber­té d’action. Il faut que les fidèles qui dési­rent suivre l’ancienne messe puissent le faire sans bri­made. La solu­tion qui a été accor­dée à la Fraternité Saint-​Pierre (mou­ve­ment tra­di­tio­na­liste res­té fidèle au Vatican, n.d.l.r.) est invi­va­ble : on laisse les évêques locaux tout déci­der, eux qui sont pour la plu­part radi­ca­le­ment oppo­sés à la tra­di­tion. La rai­son qui est invo­quée le plus sou­vent, fausse à mon avis, est que le biri­tua­lisme serait ingé­rable. Mais des évêques per­çoivent très jus­te­ment dans la liber­té accor­dée à l’ancienne messe une remise en ques­tion des réformes post-conciliaires.

Remise en ques­tion que vous conti­nuez de sou­hai­ter ?
– Cela donne l’impression que nous reje­tons tout de Vatican II. Or, nous en gar­dons 95%. C’est plus à un esprit que nous nous oppo­sons, à une atti­tude devant le chan­ge­ment por­té comme pos­tu­lat : tout change dans le monde, donc l’Eglise doit chan­ger. Il y a là un sujet de dis­cus­sion, car il est indé­niable que l’Eglise a per­du ce der­nier demi-​siècle une influence for­mi­dable. Elle a encore une influence, mais en tant qu’institution ; l’influence réelle, celle des évêques par exemple, est très faible. L’Eglise en prend conscience, mais elle fait comme si elle n’avait plus la solu­tion. Sa parole n’est plus claire. Regardez la réac­tion au moment de Dominus Jesus !

C’était une « parole claire », pour­tant, non ?
– Non. Il y a dans le texte des choses claires, et c’est contre elles que les « pro­gres­sistes » ont réagi. Mais les for­mu­la­tions extrê­me­ment fortes, aux­quelles on n’était plus habi­tué et qui m’ont fait plai­sir, sont modé­rées presque à chaque phrase par des apports du concile.

Ces for­mu­la­tions sont-​elles pour vous un signe que Rome se rap­proche pro­gres­si­ve­ment de vos posi­tions ?
– Je n’en suis pas sûr, pré­ci­sé­ment à cause du mélange. On a vrai­ment l’impression que Rome, pour main­te­nir l’unité dans l’Eglise, est obli­gée de ména­ger la chèvre et le chou.

En vous met­tant dans la peau de Jean-​Paul II, com­ment géreriez-​vous la diver­si­té, bien réelle, de l’Eglise ?
– Je pense qu’il faut reve­nir aux prin­cipes. A la nature de l’Eglise, sa mis­sion, son être. Les solu­tions appor­tées à un pro­blème réel sont trop humaines, même s’il y a cer­tai­ne­ment un côté humain dans l’Eglise. On cherche actuel­le­ment à tout prix l’unité, qui est certes un grand bien, mais pas une fin. C’est la foi qui cause l’unité. Si pour le bien de l’unité on met de côté une par­tie de la Révélation dont l’Eglise est dépo­si­taire, on touche l’unité. Au contraire, si on affirme for­te­ment ces véri­tés, for­cé­ment il va y avoir des divi­sions. Elles existent déjà. C’est d’ailleurs pour­quoi nous deman­dons à Rome de réflé­chir à deux fois avant de nous reprendre.

Que chan­ge­rait pour vous une récon­ci­lia­tion avec Rome ?
– Rome recon­naî­trait cette posi­tion au moins fon­da­men­ta­le­ment comme valable.

Une valable par­mi d’autres ou « la » valable ?
– La posi­tion de Rome, diplo­ma­ti­que­ment et poli­ti­que­ment par­lant, sera cer­tai­ne­ment celle du plu­ra­lisme – même si elle pen­sait le contraire. Nous sommes nous-​mêmes très pru­dents : pour nous, dans l’Eglise, il y a d’autres options valables et d’autres qui ne le sont pas.

Souffrez-​vous des divi­sions à l’intérieur de l’Eglise ?
– Quand dans sa famille ça va mal, ça fait mal. Je ne souffre pas direc­te­ment de l’excommunication. Mais l’état de l’Eglise me touche, ça oui.

Des fidèles d’Ecône ont récem­ment fait par­ler : affiches anti-​avortement, page publi­ci­taire contre la Gay Pride à Sion. Que pensez-​vous de leur action ?
– Je remarque qu’ils ne sont pas les seuls à ne pas être d’accord avec la tenue de la Gay Pride à Sion. L’évêque lui-​même a dit clai­re­ment ce qu’il en pen­sait. Quant à la manière, il est tout à fait nor­mal que ceux qui sont contre puissent le faire savoir, et que la liber­té d’expression ne soit pas unilatérale.

Mais sur la manière ?
– Je n’ai pas vu grand-​chose d’offensant sur cette page.

Même pas « Tantes à Sion, ten­ta­tion dia­bo­lique » ?
– « Diabolique », c’est l’évêque qui le dit. Quand on essaie de faire pas­ser une pen­sée, on essaie de trou­ver quelque chose qui accroche, même si ça choque. De ce côté-​là, je pense que c’était réus­si (rires). Je trouve qu’il y a beau­coup d’hypocrisie der­rière les réac­tions à cette publi­ci­té. Faire une Gay Pride à Sion, ça, c’est de la pro­vo­ca­tion, et c’est tout à fait nor­mal qu’on réagisse. Ce n’est pas juste que l’on donne tou­jours rai­son à ceux qui démo­lissent les valeurs chrétiennes.

A Fribourg, ville catho­lique, il n’y a pas eu de réac­tion sem­blable à la Gay Pride de 1999.
– Quand on est à moi­tié mort, on ne réagit plus.

+ Bernard Fellay dans « La Liberté » du 11 mai 2001

FSSPX Premier conseiller général

De natio­na­li­té Suisse, il est né le 12 avril 1958 et a été sacré évêque par Mgr Lefebvre le 30 juin 1988. Mgr Bernard Fellay a exer­cé deux man­dats comme Supérieur Général de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X pour un total de 24 ans de supé­rio­rat de 1994 à 2018. Il est actuel­le­ment Premier Conseiller Général de la FSSPX.