Benoît XVI : avons-​nous le droit de juger le pape ?

De toutes parts on a don­né une impres­sion sur le règne de Benoît XVI. Les médias ont dis­tri­bué les satis­fe­cit ou les blâmes. Avons-​nous le droit, à notre tour, d’ap­pré­cier son action, d’en éva­luer les acquis et les insuc­cès ? Pour répondre à cette ques­tion, dis­tin­guons deux sortes de jugements :

1. Le juge­ment offi­ciel, qui relève du pou­voir de juger dans l’Église ; il néces­site d’a­voir juri­dic­tion sur celui qu’on juge. Nous ne pou­vons donc pas juger ain­si le pape.

2. Le juge­ment non offi­ciel, ren­du pos­sible par la facul­té qu’a tout homme de « peser ». Est-​il pour autant per­mis ? Voici quelques élé­ments de réponse :

- a. En soi, il n’est ni bon ni mau­vais qu’un infé­rieur se fasse en lui-​même une idée de la façon dont son supé­rieur a exer­cé ses fonc­tions. Ce juge­ment sera, concrè­te­ment, bon ou mau­vais, selon qu’on le for­me­ra pour de bonnes ou de mau­vaises inten­tions ; selon qu’on y met­tra l’hu­mi­li­té et la pru­dence qui s’im­posent à l’in­fé­rieur qui n’a ni le savoir, ni les grâces du supé­rieur ; selon qu’on pren­dra en compte tous les consi­dé­rants, etc.

- b. En soi, il n’est ni bon ni mau­vais qu’un infé­rieur com­mu­nique à d’autres l’ap­pré­cia­tion qu’il aura for­mée inté­rieu­re­ment sur l’ac­tion de son supé­rieur. Ce juge­ment sera, concrè­te­ment, bon ou mau­vais, selon les inten­tions que l’on pour­sui­vra ; selon les per­sonnes aux­quelles on le fera connaître ; selon la modes­tie avec laquelle on s’ex­pri­me­ra, etc.

Par exemple, nul ne se choque lors­qu’un supé­rieur, ayant reçu un nou­vel ordre d’af­fec­tion, est l’ob­jet, lors des adieux, d’un dis­cours non dénué d’é­loges de la part de celui qui, jus­qu’i­ci, était son subor­don­né. De même, on peut faire publi­que­ment sou­ve­nir du gou­ver­ne­ment d’un pré­lat au terme de son man­dat, « pour per­pé­tuelle mémoire » ou par gra­ti­tude. En revanche, on ne sau­rait approu­ver in glo­bo l’ha­bi­tude de dis­tri­buer par voie de presse à tout res­pon­sable des bons ou des mau­vais points, de se pro­non­cer sur tout et sur rien, sur­tout lors­qu’on n’est com­pé­tent… en rien, sur ce tout !

La ligne de conduite qui semble donc s’in­di­quer serait de s’en tenir à men­tion­ner les heu­reux moments d’un pon­tife (d’au­cuns le firent à la mort de Pie XII), en expri­mant la recon­nais­sance des âmes pour le gou­ver­ne­ment pater­nel dont on a pro­fi­té. Cependant, notre situa­tion est plus compliquée.

Le concile Vatican II n’a pas été pour l’Église un qui­pro­quo néces­si­tant un éclair­cis­se­ment, ni une légère dévia­tion deman­dant une simple cor­rec­tion de tra­jec­toire. Il a repré­sen­té une véri­table révo­lu­tion, un 89 dans l’Église. Rester catho­lique demande de refu­ser l’adhé­sion à ce concile, même si le bon grain s’y mêle à l’i­vraie et si cer­taines consi­dé­ra­tions, dans les docu­ments conci­liaires ou chez des théo­lo­giens modernes, pré­sentent quelque intérêt.

Le refus du Concile et des réformes comme celle de la messe de 1969, a entraî­né une situa­tion conflic­tuelle entre, d’un côté, les évêques, prêtres et fidèles qui résis­taient, de l’autre, les auto­ri­tés offi­cielles et notam­ment le Saint-​Siège. Mgr Di Noia a beau, dans la lettre qu’il a adres­sée pour l’Avent 2012 à tous les prêtres de la Fraternité Saint-​Pie X, regret­ter cet état de choses, il était inévitable.

Nous sommes para­doxa­le­ment à la fois sou­mis au pape – car catho­liques – et hos­tiles – car catho­liques encore – à cer­taines choses qu’il veut nous faire dire ou faire. Notre sou­mis­sion va à une per­sonne, en rai­son de sa fonc­tion (la papau­té). Notre hos­ti­li­té n’est pas à une per­sonne, ni à une fonc­tion, mais à cer­taines choses que le sou­ve­rain pon­tife, se pré­va­lant de sa fonc­tion, entend nous faire dire ou faire ; elle est éga­le­ment l’hos­ti­li­té à ce qu’il fait dire ou faire aux autres âmes (par son Magistère, ses ordon­nances cultuelles et son gou­ver­ne­ment), parce que tout cela renie ce qui a été dit et ce qui a été fait par le pas­sé. Notre atti­tude est donc celle dont nous a don­né l’exemple Mgr Marcel Lefebvre :

- en pre­mier celle d’un non pós­su­mus : nous ne pou­vons pas dire ou faire cer­taines choses que vous vou­lez nous imposer ;

- en deuxième, à l’en­droit des fidèles qui s’en remettent à nous, celle d’un non potés­tis : vous ne pou­vez pas dire ou faire cer­taines choses qui vous sont deman­dées, de même que nous ne le pou­vons pas ;

- en troi­sième, selon les cir­cons­tances, celle d’une cor­rec­tion fra­ter­nelle à l’é­gard des auto­ri­tés offi­cielles ; elle est, elle aus­si, une forme de non potés­tis : vous ne pou­vez pas, vous n’a­vez pas le droit de faire ce que vous faites. Elle vient en der­nier : l’ai­mable invi­ta­tion à la lumière, ou même le reproche, ne sau­rait prendre le pas sur les devoirs envers nous­mêmes et nos brebis.

Si nous disions, pour nous, pós­su­mus, et si nous disions à nos fidèles potés­tis, nous nous mon­tre­rions sou­mis mais per­drions notre juste hos­ti­li­té à la faus­se­té de qu’on nous demande. Si, à l’in­verse, notre hos­ti­li­té deve­nait pro­fane, pure­ment guer­rière et non mariée à la sou­mis­sion catho­lique, notre orgueil nous mon­da­ni­se­rait et natu­ra­li­se­rait nos efforts.

Des trois atti­tudes rap­pe­lées ci-​dessus, ce sont sur­tout les deux pre­mières qui nous donnent à la fois le droit et le devoir de rap­pe­ler quelques moments du pon­ti­fi­cat de Benoît XVI. En effet, que les ser­vi­teurs que nous sommes expliquent devant l’Église uni­ver­selle le pour­quoi de leur non pós­su­mus, et qu’ils enseignent aux fidèles les rai­sons de leur non potés­tis, cela n’est pas facultatif.

Pourquoi convenait-​il que la Fraternité n’en­té­ri­nât pas en juin 2012 les pro­po­si­tions qui lui étaient faites ? Pourquoi, quoi qu’il en soit de la ques­tion de la recon­nais­sance cano­nique, convient-​il de dres­ser encore le mur tran­quille de notre refus à cer­taines erreurs conci­liaires ou post­con­ci­liaires ? Pourquoi l’ad­mi­ra­tion que cer­tains portent à des qua­li­tés indé­niables de Benoît XVI ne doit pas pour autant les por­ter à prendre des risques pour leur propre foi ? Qu’a-​t-​il man­qué à ce sou­ve­rain pon­tife pour qu’il prenne une route qui nous laisse envi­sa­ger d’en­ta­mer une « franche col­la­bo­ra­tion » (termes de notre fon­da­teur) ? Une par­tie des réponses à ces ques­tions demande une vision d’en­semble du che­min que par­court la par­tie conci­liaire de l’Église aujourd’­hui, et donc une rétros­pec­tion sur le pré­cé­dent pontificat.

C’est cela seule­ment qui, pensons-​nous, nous auto­rise à par­ler comme nous par­lons dans ce dos­sier. Pour notre ver­tu et le bien des âmes il importe que nous nous en tenions à cette pers­pec­tive, espé­rant évi­ter ain­si toute arro­gante fanfaronnade.

Abbé Philippe Toulza, Directeur de Clovis-Fideliter